« On n’a pas toujours ce que l'on veut ! Moi je voulais un poney mais je n’en ai jamais eu un ! » - Elizabeth

« On n’a pas toujours ce que l'on veut ! Moi je voulais un poney mais je n’en ai jamais eu
un ! » - Elizabeth
Bioshock illustration by Madkads

Cette phrase sera le mot d’introduction, je n’avais pas d’idée, je ne suis pas très doué pour les introductions. Mais savez-vous en quoi je suis doué ? Pour l’écriture d’un essai à 2h le matin quand il s’agit d’une des meilleurs œuvres que le dixième art nous ait offert, j’ai nommé Bioshock. Bioshock est une saga vidéo-ludique composée de 3 opus : Bioshock, bioshock 2 et Bioshock infinite. Les 3 peuvent être considérés comme des jeux d’action-aventure dans un univers diesel-punk. Mais surtout les 3 sont des œuvres incroyables qui marquent les esprits et font plus que vous occuper un dimanche après-midi : elles vous font réfléchir. « Oh non mais je n’aime pas réfléchir », euh Billy je ne veux pas t’entendre. Il y a des œuvres qui vous restent en tête plusieurs années après les avoir vues, lues, expérimentées, la saga Bioshock en fait partie. Bioshock est une œuvre sortie en 2007, fraichement conçue dans les studios d’Irrationnal games (racheté alors par 2KBoston /2kAustralia). Derrière ce projet, on retrouve le génialissime Ken Levine à qui on devait déjà Systemshock 1 et 2 et qui restera aux commandes jusqu’à la fin de la saga. Déjà en 2007, ce jeu était devenu le game of the year (GOTY pour les intimes), et il reste encore aujourd’hui parmi les jeux les plus iconiques jamais conçus.

Mais alors pourquoi cette saga est aussi emblématique ? Certains diront que c’est pour les graphismes. En leurs temps, ils étaient certes sensationnels, mon prof de ESH en prépa vous le confirmera, il était aux premières loges. OK mais personne ne se souvient de Ryse : son of Rome, pourtant vitrine technique de la Xbox One. Son ambiance alors ? Oui, on marque un point, l’ambiance des Bioshock est unique. Son gameplay ? Pas tellement. Le 3 est le plus agréable sur cet aspect-là mais aucun des 3 n’est vraiment incroyable sur ce point. Non ce qui fait la force de ces jeux, c’est qu’ils vous parlent, ils ont des choses à vous dire. Pour peu que vous preniez le temps de vous poser, il va brancher les neurones qui sont encore dans votre tête. Et c'est sur ça que va porter cet essai, sur ce que Ken Levine et son équipe ont cherché à nous faire comprendre par leurs œuvres mais aussi ce qu’on peut y voir sans qu’ils aient volontairement cherché à le faire.


Une méthaphore et critique de la pensée randienne

Alissa Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand, est une romancière et philosophe étatsunienne d’origine russe ayant vécue du 2 Février 1905 au 6 Mars 1982 (oui, là je lis Wikipédia). Elle est surtout l’autrice de La révolte d’Atlas (1957), Atlas’ shrugged pour les plus anglophones, dans lequel elle a propagé sa philosophie objectiviste que nous verrons plus tard. En France, ce livre n’est pas des plus connus mais il s’en est vendu entre 7 et 10 millions d’exemplaires depuis sa sortie, ventes plutôt honnêtes. Mais plus que ses ventes, c’est son impact qui est énorme, en 1991, la bibliothèque du congrès américain avait demandé quels étaient les livres qui avaient le plus influencé ses lecteurs et La révolte d’Atlas était arrivé en deuxième position après la bible, cela va de soi . En 2007, 8% des étatsuniens avaient lu cette œuvre selon Freestar Media/Zogby. Les élites politiques et économiques étatsuniennes, comme Ronald Reagan, Alan Greenspan ou encore Paul Ryan, reconnaissent s’être inspirés des écrits d’Ayn Rand. Mais alors ça raconte quoi la révolte d’atlas ?

En résumé, c’est une histoire alternative des états-unis dans laquelle la bureaucratie, les taxes, la régulation étatique se sont fortement alourdies, la récession règne en maître et entrepreneurs comme scientifiques voient leurs tentatives de progrès entravées par l’état ou collectivisées. Dans ce monde alternatif, un industriel, Hank Rearden, développe un nouveau métal, plus résistant et léger que les autres qui balaye la concurrence. Le gouvernement essaye alors d’arrêter la production car les autres industriels craignent la faillite mais incapable de faire plier Rearden, le gouvernement le force à vendre son métal à bas prix pour que chacun en fasse usage. Face à l’hypocrisie de cette société, John Galt, le héros du roman, invite tous les plus grands industriels, artistes et scientifiques à vivre dans une société secrète, « dans laquelle les artistes ne craindraient pas les foudres des censeurs, où les scientifiques ne seraient pas inhibés par une éthique aussi artificielle que vaine, où les grands ne seraient pas humiliés par les petits ». Sans ces Atlas pour faire soutenir le monde, le progrès scientifique s’arrête, la récession économique n’en est que renforcée et la société n’en est qu’appauvrie.

Ok mais le lien avec Bioshock ? Calme toi Billy, on y arrive parce qu’il n’y a pas que mon jury aux oraux qui a lu ce livre, Ken Levine aussi et Ken Levine, ce n’est pas un rigolo. Bioshock, reprend l’histoire là où Galt l’avait laissée. Andrew Ryan, un milliardaire étatsunien, lassé pour les mêmes raisons que Galt, décide de fonder dans les années 50 une ville sous-marine, isolée du monde : Rapture. Il y applique les idées de Galt qui sont celles que Rand voulait diffuser. Comme dit auparavant, Rand est la fondatrice de l’objectivisme qui peut se résumer à cette phrase :

Ma philosophie conçoit essentiellement l'Homme comme un être héroïque dont l'éthique de vie est la poursuite de son propre bonheur, la réalisation de soi, son activité la plus noble, et la Raison, son seul absolu.

Du point de vue individuel, l’objectivisme veut que chacun suive son intérêt personnel éclairé, entendu ici comme fair play et respectueux de l’intérêt personnel d’autrui. Et c’est donc sur cette base de l’intérêt personnel éclairé et de la raison que Ryan va développer Rapture, une cité sans loi, foi ou éthique. Au début du jeu, Jack, le personnage qui incarne le joueur, survit à un crash d’avion dans l’atlantique et rejoint à la nage un phare perdu au milieu de l’océan. Il s’agit en fait de l’entrée de Rapture et lorsqu’il ouvre les portes, les lumières s’allument abruptement et on a devant les yeux un buste d’Andrew Ryan qui vous fixe durement et une banderole sur laquelle il est marqué : no God or king, only man. Tout est dit à cet instant. Et jusque-là, tout va bien, le projet de Ryan tient la route, la ville se porte à merveille, la technologie est bien en avance par rapport à celle de la surface, l’abondance règne, l’autarcie a du bon, le bakufu d’Edo aurait adoré le concept. Seulement en 1958, le docteur Tenenbaum, une ancienne chimiste « allemande » (un peu comme les ingénieurs de la NASA), rencontre un contrebandier aux pêcheries Fontaine. Ce dernier lui explique qu’il a retrouvé l’usage de ses doigts, qu’il ne pouvait plus mouvoir depuis la guerre, et ce depuis qu’il s’est fait mordre par une limace de mer. Tenenbaum s’intéresse alors à cette limace et comprend qu’il y a quelque chose avec cette limace. Seulement ses méthodes sont un peu particulières et seul Fontaine accepte de la financer mais quel coup de génie puisque Tenenbaum découvre l’Adam, une substance produite par ces limaces. Elle dira :

Cette limace de mer est arrivée et a fait ressurgir toutes les idées folles que j'avais eues depuis la guerre... Elle ne soigne pas seulement les cellules mortes, elle... Elle les ressuscite ! Je peux tordre la double hélice, le noir peut renaître blanc, le grand petit, le faible fort ! Mais les limaces ne suffisent pas... Je vais avoir besoin d'argent et... d'une autre chose...

Grâce à l’Adam, Suchong, au service de Fontaine, va développer les plasmides, des injections directes dans les veines qui donnent des capacités, des pouvoirs. Les contrebandiers au service de Fontaine vont distribuer ces plasmides. Mais voilà, cet « autre chose » dont a besoin Tenenbaum, c’est une production accrue d’Adam pour permettre de développer plus de plasmides. Et elle y arrive en plaçant des limaces dans l’estomac de petites orphelines qui, droguées par l’Adam, boivent le sang des cadavres pour recycler dans leurs corps, grâce aux limaces le peu d’Adam contenu dans un corps humain. Voilà où mène un objectivisme appliqué, un mode de pensée sans moral ni éthique. C’est ce que Bioshock nous dévoile en filigrane dans son univers, une application concrète de l’objectivisme randien et de ces dérives.

"Petite Sœur" - Illustration IA

Ce qui est d’autant plus choquant, c’est qu’au début du jeu, Tenenbaum nous apprend à sauver les Petites Sœurs, ces fillettes usines à Adam et nous conjure de les sauver, alors qu’on apprend par bride tout au long de l’histoire tout le mal qu’elle a fait. Tenenbaum avait choisi de jeunes filles parce qu’elle savait que la plupart aurait des scrupules à les tuer mais elle tombe dans son propre piège, en se découvrant un instinct maternel qu’elle en comprend. Pourtant, c’est ce sentiment inopiné, totalement irrationnel qui lui offre une voie de rédemption, c’est par cette chose hors du champ de la raison que s’exprime toute l’humanité de Tenenbaum. Lorsque Jack arrive dans le bureau de Ryan pour le tuer, scène oh combien mythique de ce jeu, Ryan ne se battra pas, il ne fuira pas, vraiment pas : il lance la destruction de Rapture, prend un club de golf et le donne à Jack. Il lui ordonne de le tuer parce que « en fin de compte, qu’est-ce qui distingue l’homme de l’esclave ? L’homme choisit, l’esclave obéît ». Jusqu’à la fin, Ryan, ce titan intuable, fondateur d’une immense cité, instigateur de sa grandeur et de sa prospérité, lui qui s’est élevé au sommet de cette société par son esprit et sa force de caractère, refuse de se laisser aller à la peur, de ne pas se contrôler. Levine dira à ce propos :

Rien n'étais plus important pour lui que son idéologie, même sa vie. Quand Ryan sort, vous devez penser qu'il est fou, mais vous êtes en face d'un homme avec ses convictions. C'était plus important pour lui de vous montrer qu'il était le maître de sa volonté même si cela doit lui coûter sa propre vie. Je crois que c'était l'insulte ultime au joueur, qu'il ait choisi de mourir mais que vous ne pouvez rien choisir de faire. Ryan essaye de vous montrer qu'il y a des choses plus importantes que de gagner un combat. Il peut mourir, même après sa mort son idéologie reste intacte et il vous montre que vous n'avez aucune idéologie, que vous n'êtes rien.

Et le mot clé est là : idéologie. Bioshock n’est pas tant une critique de l’objective randien et de l’individualisme rationnel. En effet dans Bioshock 2, Levine nous décrit une société après le passage de Jack dans Rapture dans laquelle le docteur Lamb a fondé La famille de Rapture, une communauté qui dirige Rapture et repose sur un total altruisme. L’exact opposé de ce qui était décrit dans le premier opus de la saga. Là encore, ça finit mal. Ce que condamne Bioshock, c’est le rejet du caractère émotif et émotionnel de l’être humain pour embrasser une idéologie, ce à quoi s’opposait aussi Rand. Le jeu condamne plutôt les idéologies extrêmes que l’objectivisme randien. Dans son livre , António Damásio nous explique que les émotions jouent un rôle fondamental dans l’exercice de la raison car elles filtrent un grand nombre de pensées et d’interférences pour ne laisser remonter à la surface que les pensées jugées utiles et légitimes. Comme pour le système 1 de Kahneman, notre esprit a conçu ce moyen pour prendre des décisions plus rapides mais occulte une partie des possibilités de notre horizon herméneutique. Ryan est tombé dans ce piège, en refusant de laisser une place pour ses émotions, en voulant à tout prix ne garder que la raison comme unique absolu, Ryan plonge allègrement dans l’idéologie, voire le dogme et en oublie qu’il n’est qu’humain. No God or king, only man, il a oublié sa propre litanie. Rand n’aurait jamais accepté une telle interprétation de sa pensée. Rand comme Bioshock développe l’idée que les choix moraux sont au centre d’une vie. Lorsqu’on croise une petite sœur dans le jeu, on peut soit la sauver, soit la tuer mais récolter plus d’Adam, les sauver nous donne la bonne fin et les tuer la mauvaise. Dans la mauvaise fin, Jack devient un monstre de puissance, presque un dieu mais sans vie humaine qui ne vaille la peine d’être vécue, lui qui a tué des êtres innocents pour le pouvoir. Permettre aux hommes de vivre des vies qui valent la peine d’être vécues, c’était tout l’objectif de la philosophie randienne. La vie ne s’articule pas autour du combat de la raison contre l’émotion mais plutôt de la raison comme émotion. Et c’est pour cela que Rand tenait autant à l’art, parce qu’il nous maintient en contact avec notre humanité. Ryan pensait justement l’avoir trouvé quand il a bâti Rapture. Ce n’est pas tant son objectivisme qui l’a tué mais plutôt son obstination à faire passer son idéologie avant l’être humain, ça et le club de golf que lui mettra Jack dans le crâne.

Illustration by IRespec

Une réflexion sur la responsabilité

Qu’est-ce que la responsabilité ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre tant ce mot possède de nombreux sens. Hart nous donne un bel exemple de sa polysémie : Comme capitaine de navire, X était [1] responsable de la sécurité des passagers et de l’équipage. Mais lors de son dernier voyage, il se saoula tous les soirs et fut [2] responsable de la perte du bateau et de son équipage. La rumeur courut qu’il était fou, mais les médecins considérèrent qu’il était [3] responsable de ses actions. Tout au long du voyage, il se comportait de façon [4] irresponsable, et des accidents variés dans sa carrière confirmèrent qu’il n’était pas une personne [5] responsable. Il soutenait à tout vent que des tempêtes hivernales exceptionnelles étaient [6] responsables de la perte de son bateau, mais au cours des procédures judiciaires intentées contre lui, il fut trouvé criminellement [7] responsable de négligence et, séparément, dans les procédures civiles, il fut tenu [8] responsable légalement de la perte de vies et de propriétés. Il est toujours en vie et il est moralement [9] responsable de la mort de plusieurs femmes et enfants. Hart établit alors des groupes de responsabilité : celui la responsabilité causale (2, 6, 9), celui de la responsabilité comme capacité (3 ; 4 et 5), celui de la responsabilité légale (7, 8) et enfin celui de la responsabilité en tant que rôle (1). En utilisant l'exemple de Hart et en y ajoutant le filtre de la morale, Simon-Pierre Chevarie-Cossette distingue plusieurs sens à la responsabilité :

-Une relation entre un sujet et un événement (ou un fait) qui justifie le blâme ou la louange.

-Une obligation

-Une capacité.

-Une vertu

-Une composante d’un rapport à autrui

Nous nous concentrerons ici sur la première et la troisième définition : la causalité et la capacité. Il est du sens commun que pour être moralement responsable, il faut que nous ayons le choix. Cela signifie donc que nous devons disposer du libre arbitre pour être moralement responsable : libre car ne souffrant d’aucune contraintes et arbitre car nous faisons un choix. Je reviens rapidement sur la différence entre obligation et contrainte, la contrainte relève du fait, c’est une situation réelle qui force à l’action là où l’obligation tient d’une construction positive, elle relève de la culture, du droit et de l’individu. Exemple simple : je suis contraint de respirer mais je suis obligé d’aller en cours (sauf quand le prof met edusign pendant la pause). Ce que l’on comprend, c’est que l’individu est moralement responsable de ses choix puisqu’il a le libre arbitre. Et que donc, s’il n’a pas le choix, il n’y a plus de libre arbitre et donc pas de responsabilité morale. C’est le principe des possibilités alternatives (PAP, principle of alternative possibilities) : un individu n’est moralement responsable de ses actions que s’il pouvait agir autrement. Ce que nous montre Bioshock, c’est que Jack n’est pas responsable de la mort de Ryan. En effet, le conditionnement qu’il a subit étant enfant le pousse à obéir quand il entend les mots « je vous prie » (would you kindly). Lorsque Fontaine/Atlas le force lui demande d’aller dans le bureau de Ryan et de le tuer, il lui ôte son libre arbitre, sa liberté, il le dédouane de toute responsabilité morale. Et les mots de Ryan resonne encore plus forts :

A man chooses, a slave obeys.

Cette phrase est autant adressée à Jack qui finalement n’a aucun contrôle sur les actions qu’il est en train de faire qu’au joueur qui a gentiment suivi la flèche jaune en haut de l’écran.

Bon donc nous sommes libres donc responsables, fin du débat… Hop hop hop Billy, tu viens d’oublier le déterminisme. Popper définit le déterminisme comme « la doctrine selon laquelle la structure du monde est telle que tout évènement peut être rationnellement prédit, au degré de précision voulu, à condition qu’une description suffisamment précise des évènements passés, ainsi que toutes les lois de la nature, nous soient données ». Popper emploie le mot doctrine puisqu’il ne considère pas le déterminisme comme valable. Ce qui nous intéresse, c’est que la pensée déterministe ne considère pas l’homme comme libre. Et que donc si le monde et l’homme sont déterminés, alors il ne peut y avoir de responsabilité morale et peut être même de morale mais ça n’est pas le sujet. En effet, nous avons vu juste au-dessus que la responsabilité implique la validité du PAP. Or le déterminisme est une forme de nécessité conditionnelle, si la condition nécessaire est vérifiée, alors la conséquence le sera aussi. Si une forme de déterminisme se trouve être avérée alors, le principe des possibilités alternatives ne peut être vérifié. Sur la question du lien entre libre arbitre et déterminisme, il existe deux écoles : les incompatibilistes qui considèrent que les deux ne peuvent pas coexister et les compatibilistes qui pensent l’inverse. Et parmi ces derniers on compte Harry Frankfurt qui développe un argument en faveur d’une telle coexistence. Pour cela il développe les « exemples de type Frankfurt » (spoiler, ça porte son nom) : il existe des situations dans lesquels des contraintes ne jouent pas sur les choix et comportements de l’agent mais rendent son comportement inévitable. Et Bioshock nous livre là encore une belle illustration. Nous avons vu auparavant que Atlas s’est servi du conditionnement de Jack pour le forcer à tuer Ryan. Certes, mais le mot qui ne va pas est forcé. En effet, Jack n’a pas cherché à aller contre cette demande. Il n’y a aucune scène dans Bioshock montrant un Jack luttant contre son conditionnement mental pour ne pas aller dans le bureau de Ryan. Oui, Jack n’avait pas le choix mais pour autant la puissance du « would you kindly » n’a en fait pas eu besoin de s’exercer, Jack a délibérément laissé un sillage de sang jusqu’au bureau de Ryan pour l’occire. Les exemples de type Frankfurt nous montre qu’il existe des situations dans un monde déterminé, dans lesquels le comportement est prédéterminé, et dans lesquels la responsabilité morale existe.

Ryan - Tumblr illustration

Il est maintenant temps de vous introduire au dernier opus de la sage Bioshock : Bioshock Infinite. Je ne vais bien sûr expliquer que les points qui sont utiles. Bioshock infinite nous raconte l’histoire de Booker Dewitt au début des années 1910. Booker est un ancien soldat qui a commis, disons, quelques actes un peu durs à supporter pour un homme psychiquement normalement constitué. Après ces évènements, Booker se rend à un baptême dans l’espoir d’y trouver une rédemption mais il refuse à la dernière minute de se faire baptiser et s’en va. Il va alors se construire une nouvelle vie, trouver l’amour, devenir alcoolique, addict aux jeux, surendetté, sa femme meurt mais il a une enfant (bon, tout va bien en fait). Oui mais il la vend pour rembourser une dette (ah, je n’ai rien dit). Le temps passe et il a encore des dettes et on lui propose de l’éponger en échange d’un petit service : il doit aller dans un phare et y récupérer une jeune dame (eh je reconnais ça, c’est un rapt). Par ce phare, il se rend à Columbia, une cité aérienne dirigée par un prophète raciste qui l’a désigné comme ennemi public. L’histoire avance et on découvre alors que l’enfant à récupérer, Elizabeth, est en fait sa fille et que le prophète, Zachary Comstock, est une alternative de Booker, un lui dans un monde alternatif. Booker, c’est celui qui refuse le baptême, mais dans les mondes où il l’accepte, il change de nom pour devenir Comstock et un prophète taré qui veut faire brûler la Sodome inférieure (le monde terrestre). Mais Comstock, il a trouvé un moyen de voyager entre les mondes ce qui l’a rendu incroyablement puissant mais fertile ou impuissant, et comme il veut une héritière, il a une super idée, il annule une dette de Booker en échange de son enfant, en fait le sien. Voilà, Bioshock infinite, ça parle de multivers, c’est forcément compliqué. Et la fin de cet opus nous offre une nouvelle thèse sur la responsabilité morale. Dans le but de tuer Comstock dans tous les univers, dans le multivers, chaque Elizabeth et chaque booker doit revenir dans le passé et chaque Elizabeth doit noyer le Booker.

Illustration de Columbia

Intuitivement, on se dit que chaque individualité dans le multivers est responsable pour ce qu’elle fait dans son monde, puisque chaque monde est isolé d’un point de vue spatiotemporel et de causalité tant que personne ne les traverse. Alors pourquoi noyer le pauvre Booker qui n’est pas encore devenu un Comstock et qui n’en deviendra peut-être jamais. Attention, à partir de là, je ne suis pas d’accord avec ce qui suit mais je tenais à proposer l’idée et le lecteur en fera ce qu’il souhaite. La raison de sa responsabilité pourrait être que son identité est une condition nécessaire. Pour tenir quelqu'un responsable de quelque chose après coup, il faut qu'il soit la même personne qu'au moment où il a commis l'acte. Booker a de multiples homologues dans le multivers. Lequel d’entre eux est le coupable ? Quelque part, il est tous ceux-là. Le nom propre « Booker DeWitt », lorsqu'il est prononcé dans un monde, fait référence au porteur du nom dans ce monde. Mais dans une perspective hypothétique de multivers, « Booker DeWitt » fait référence à tous les individus portant ce nom dans tous les mondes alternatifs. La fin de BioShock Infinite semble faire l’hypothèse que la responsabilité est attribuée à un individu du point de vue du multivers. Il en suit qu’il y a une responsabilité mutuelle de chacune des parts dans le multivers puisqu’elle sont toutes parts d’une individualité trans-monde, chaque Booker DeWitt dans son monde est une part du Booker DeWitt qui existe à travers les mondes et temps. On appellera cela la théorie de la responsabilité trans-monde. Il en découle alors 2 principes :

- les principes moraux ne sont pas relatifs aux mondes mais communs à tous, il n’aurait alors plus de relativisme moral mais un objectivisme moral.

-nous sommes responsables de nos actes ainsi que de ceux de nos semblables dans les autres univers.

Bien que je ne sois pas d’accord avec cette hypothèse, elle soulève des questions. En effet, un être est-il réellement le même entre l’instant t et l’instant t+1. L’étudiant qui se dit : « Tiens, il y a une SAT ce soir mais il y a agir pour le climat demain à 8h30, je ne vais pas être très frais si j’y vais. Bon au pire, ça sera un problème pour le moi de demain ». Cet étudiant que je ne citerais pas, ne remet-il pas en cause une forme de continuité temporelle de nos êtres ? Ne suppose-t-il pas que celui qu’il est aujourd‘hui est différent de celui qu’il sera demain ? Ceux qui prennent de mauvaises décisions étant plus jeunes et qui clament que « ce sont des erreurs de jeunesse, je ne suis plus celui que j’étais il y a 20 ans » ne revendiquent-ils pas, finalement, une rupture dans la continuité temporelle, comme si ils n’étaient pas uniques et indivisibles ? Cela nous amène à réfléchir à ce qui fait notre ipséité et je laisserais le lecteur se faire sa propre idée.

Bioshock infinite et condition féminine

Oui, le féminisme, j’ai choisi un sujet qui soulève bien des passions et j’espère dans cette partie avoir fait preuve de suffisamment de rigueur intellectuelle afin que le lecteur ainsi que moi-même ne tombions pas dans le piège commode de la subjectivité. Avant de pouvoir continuer, il est nécessaire de comprendre le contexte. Comstock a récupéré l’enfant de Booker et l'a renommé Elizabeth. Elizabeth sera élevée dans une tour, isolée du monde mais elle y développera doucement son pouvoir, celui d’ouvrir des failles sur d’autres mondes. Pendant ce temps, Comstock maintient sa propagande, il est le prophète et sa fille accomplira sa destinée : elle descendra depuis les cieux sur la Sodome inférieure et y déchainera les enfers, purifiant ainsi le monde. Dans toutes les représentations d’Elizabeth dans Victoria, elle est toujours un animal ou une enfant mais jamais la jeune adulte qu’elle est réellement. Il s’agit là d’une des formes d’oppression que notait Simone de Beauvoir : les femmes ont un rang équivalent à celui des enfants, eux qui sont soumis aux lois, dieux et vérités créés par les hommes. Mais ce qui pose réellement un problème, c’est que l’enfant finit par grandir, pas la femme, elle reste un perpétuel enfant. Elle refuse de grandir et c’est ce contre quoi Beauvoir s’insurge car un combat pour la liberté est une voie possible mais n’est pas celle choisie. Elle écrit à ce sujet que « on ne naît pas femme, on le devient ». Pour remettre un peu de contexte, Beauvoir appartient au mouvement existentialiste, mouvement qui considère que « l’existence précède l’essence ». Dit autrement, l’être humain s’auto-détermine, il décide de ce sera son essence (j’aurais totalement pu mettre l’existentialisme dans la partie précédente mais ça aurait été redondant et long). Rappelez-vous que pour Platon, la mimésis, l’imitation a un énorme impact sur l’individu : à force d’imiter le vertueux, l’individu devient vertueux et inversement. Le masque colle à la peau. Et c’est là un point important que Beauvoir critique : l’éducation des femmes est faîtes par des femmes dans le but de leurs donner un rôle de femmes. Les jeunes filles, à force d’être en contact avec des femmes, finissent par calquer leurs comportements sur ces dernières, les imiter et par intérioriser leurs valeurs. Mais Bioshock infinite nous illustre une deuxième oppression : Elizabeth est toujours représentée comme l’objet d’un homme : « la semence du prophète » (bizarre, celle-là), « mon agneau ». C’est une deuxième oppression dont ont souffert les femmes pendant longtemps : elles ne sont pas considérées. Elles ne sont pas des sujets mais des objets, elles ont subi une objectification, une réification.

Ok, donc là Elizabeth ne vit pas sa meilleure vie mais c’est ici qu’intervient Booker. Il défonce 2-3 portes, tue quelques gardes, se fait assommer par Elizabeth quand il rentre discretos dans sa chambre mais la voilà enfin libre. Elle peut vivre, sortir de sa cage, rencontrer d’autres personnes, choisir son avenir. Liberté, je crie ton nom. En fait, non, c’est plus compliqué que cela. Libérer Elizabeth de sa tour n’est pas la libérer de son emprisonnement. Marilyn Frye utilise une métaphore pour décrire la situation de la femme : une cage à oiseaux. Lorsque l’on se concentre sur un ou deux barreaux de la cage, on se dit que s’ils disparaissent, l’oiseau sera libéré. Mais il est nécessaire de prendre du recul pour voir toute la cage. Coïncidence, ou coup de génie, Elizabeth avait un gardien qui devait empêcher quiconque de s’approcher d’elle, un oiseau doré dénommé Songbird. Bioshock infinite continue son illustration de l’oppression féminine : la première interaction entre Elizabeth et Booker est un mensonge de ce dernier pour lui faire croire qu’ils vont aller à Paris comme elle le souhaite alors qu’ils vont à New York où elle servira de monnaie d’échange. Still an object.

Falling - Irrational games

On pourrait rétorquer qu’Elizabeth est libre puisque le monde s’ouvre à elle. Beauvoir vous répondrait que non, cette liberté nouvellement acquise est totalement tributaire du bon vouloir d’un homme. La liberté de l’oppressé ne peut être reçue mais conquise. Mais alors pourquoi s’accroche-telle autant aux promesses de Booker ? Parce que c’est cultivé dans l’oppression des femmes : elles croient avec félicité dans ses mensonges. Sauf qu’ils l’invitent à suivre une accommodante pente corruptrice en construisant une vocation de soumission. Là où le jeu vidéo déploie toute sa particularité, c’est par sa capacité à créer des idées et des émotions par le gameplay. Et là encore, cet opus réussit à montrer la position d’Elizabeth. Lors de sa sortie, le jeu avait été salué pour la présence d’Elizabeth dans les combats. En effet, pour une fois, on a enfin un jeu qui nous donne des missions d’escorte mais avec un personnage à escorter qui ne nous traîne pas dans les pieds et qui ne se jette pas sur les ennemis comme moi qui place mes unités maîtresses dans le champ de tir de l’artillerie lourde de Jean en pleine partie de Warhammer. Et c’est vrai que c’est très agréable (le positionnement d’Elizabeth, pas l’artillerie de Jean).

Mais là encore, quand on y pense un peu, ça n’est pas fou. En termes de gameplay, Elizabeth n’a que deux fonctions : déverrouiller des portes et vous ravitailler. Et si je dois reconnaître qu’elle m’a été bien utile, là encore, on se rend qu’elle est passive, elle se cache et attend que vous ayez fini de tuer tout ce qui bouge. Beauvoir notait le même constat lorsqu’elle étudiait la présence des femmes dans les œuvres culturelles : lorsqu’une femme devient compagnon d’un homme, elle est représentée en pure passivité, disponible, ouverte, un ustensile, fascinée par l’homme qu’elle accompagne. Pensez à tout ces romans du fin‘amor ou à des œuvres plus récentes comme Star Wars, ou Avatar, la femme n’y a jamais qu’un rôle d’adjuvant. Au début de l’aventure, Elizabeth n’est qu’une prisonnière passive que Booker libère, en combat, elle n’est qu’un outil et pour le scénario, elle ne fait qu’avancer l’histoire du héros.

La vérité est que pour l’homme, elle n’est qu’un amusement, un plaisir, une compagnie, un gain non essentiel ; il est pour elle le sens, la justification dès son existence.

C’est clairement la relation entre les deux au début. Booker la libère, lui donne une histoire et un objectif : aller à Paris. Sans Booker, Elizabeth n’est rien. Mais ça, ça n’est qu’au début.

Si on en revient à Beauvoir, la libération féminine aura lieu quand la femme cessera d’être un parasite et devient responsable d’elle-même. Avec le temps Elizabeth devient capable de se défendre elle-même et n’est plus un simple être à protéger, un fardeau mais aussi quelqu’un d’utile comme lors de la rencontre avec le fantôme de Lady Comstock où elle parvient par la discussion à en faire une allier alors que cette dernière ne voulait que la tuer. C’est que, pour Beauvoir, la libération féminine se fera par un mouvement collectif. Mais la libération ne sera totale que quand Elizabeth et Booker se reconnaitront comme égal, comme le pensait Beauvoir. Quand Elizabeth apprend la trahison de Booker dans l’aéronef, elle l’assomme et quand ils se remettent en équipe, elle lui rétorque : « ne vous accoutumez pas à ma compagnie, Mr de Witt, vous n’êtes qu’un moyen pour une fin ». Si Booker ne l’a prise que pour un moyen, elle en fait de même et reproduit les mêmes erreurs. La libération d’Elizabeth se fait ressentir par le fait que son pouvoir devient central dans l’histoire. Elle n’est plus un compagnon inutile mais au contraire un compagnon essentiel et une part intégrale du jeu. En allant plus loin, elle devient presque le protagoniste du jeu. Ce n’est pas nous, le joueur, à travers Booker, qui dirigeons le jeu mais elle. C’est elle qui veut retrouver sa mère, qui se confronte à Comstock et qui amène la fin du jeu. Elizabeth est celle qui comprend les tenants de l’histoire et comment elle va se finir, bien avant Booker( et moi) et c’est elle qui exécute le boss final : Booker. Mais cette fin n’a pu se faire que parce Booker et Elizabeth se considèrent comme égaux et sujets, et ont tous deux choisi cette fin.

En conclusion de cette partie, j’aimerais lancer une bouteille à la mer : à celles qui me liront, ne commettez les mêmes erreurs que celles qu’ont pu faire les hommes avant vous. Quand j’entends des « non mais vous avez bien fait ça pendant des millénaires alors on a bien droit de le faire », vous ne faites qu’embrasser le feu d’une guerre des sexes. Or pour une cause aussi juste que celle du féminisme, il serait dommage que cela se transforme en opposition sexuelle. Il est temps de laisser les inégalités et à l’iniquité pour enfin se considérer et voir en autrui l’égal qu’il est. Fi du patriarcat et fi de la sororité, place à l’adelphité.

En conclusion, j’aimerais remercier de tout cœur Luke Cuddy et ses coauteurs, leur livre m’a plus qu’aidé pour écrire ce court essai. Je ne nierai absolument pas la parenté entre ce que vous avez lu et ce qu’ils ont écrit. Les nombreuses heures passées à lire leurs réflexions ont été un enrichissement intellectuel d’un genre qui me manque terriblement. L’objectif que j’essaye d’atteindre en écrivant cet article est de montrer que le jeu vidéo est encore un art qui est, à l’heure actuelle, sous-estimé en ce qui concerne son apport éducatif et intellectuel. Certaines heures comme celle de Levine ou celles de Kojima méritent que l’on prenne le temps d’écrire dessus, d’en parler. Par expérience, il existe des œuvres vidéo-ludiques qui vous poussent à vous cultiver et à réfléchir sur le monde qui vous entoure. Je le dis souvent mais, à mes yeux, un jeu est un bon jeu quand vous le mettez sur pause pour ouvrir Wikipédia parce que vous avez compris qu’il était plus qu’un simple divertissement. Cet essai est aussi l’opportunité d’alerter sur l’état de la culture contemporaine qui tend à perdre en qualité. Sans tomber dans le mélodrame, en ce qui concerne l’industrie vidéo-ludique, peu de grandes licences ont émergé ces 10 dernières années et il est inquiétant de voir que les œuvres sont de plus en plus lisses et homogènes. Il est à craindre une perte d’inventivité et d’audace dans cette industrie qui a pourtant tant à offrir. Je rajouterais que si vous avez envie de jouer à Bioshock, c’est que j’ai réussi mon objectif. Le jeu vidéo est un art à part entière, il n’est pas fait pour être lu ou visionné mais fait pour être joué. Certaines idées ont été particulièrement dures à retranscrire car les mots ont leurs limites et les images d’autres. Je pense notamment à cette série The last of us, ce jeu est incroyable mais parce que c’est un jeu, en faire une adaptation série alors que son scénario, bien que très touchant, n’a aucune originalité ne me parait pas être des plus judicieux (je ne parle pas sur le plan financier bien sûr, là tout va bien). Beaucoup d’entre vous ont le jeu dans leurs bibliothèques sur Epic Games et sinon vous trouverez les 3 opus pour la modique somme de 5 euros sur IG. Pour finir, il existe de nombreux jeux qui vous attendent mais certaines doivent faire parties de votre expérience vidéoludique : des constantes et des variables.


Hugo Coste


SOURCES

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